Objectif de la pratique médicale: Soigner la personne humaine !

Bernard Ars, M.D., Ph.D., Président de la Fédération des Associations de Médecins Catholiques.

Terminologie – Sommaire.

Dans le sujet que vous me proposez de traiter comme un défi, il y a DEUX notions:
– celle du « Care » et
– celle du « Better outcomes », pour nous, médecins; dès lors, celle du « Cure », dans sa perspective rémunératrice.

« Care »
– n’est pas l’apanage de la pratique médicale;
– il est une caractéristique intrinsèque des être humains (parents, éducateurs, professeurs, amis, prêtres, psychologues, …), la dimension du soin apparaît comme la contrepartie indispensable à la fragilité ontologique de l’Homme qui requiert et espère d’un « autre » une sollicitude adaptée à sa dignité; le soin
– a toujours été un signe d’humanisation et d’humanité. Combien de récentes découvertes paléoanthropologiques n’ont – elles pas permises de certifier l’existence d’inhumations intentionnelles de Néandertaliens de tous âges et de constater la survie de plusieurs individus, malgré de graves handicaps. Ces découvertes d’il y a plus de 100.000 ans montrent que nos prédécesseurs partageaient avec l’Homme actuel, la caractéristique proprement humaine de soutien mutuel et d’attention sociale, bref, du « care ». (1).

« Cure »
est spécifique à la pratique médicale; celle-ci unissant jusqu’à peu de temps, dans son action, le « cure » et le « care ».
Le « cure » est plutôt lié à un professionnalisme, la rigueur scientifique et l’habilité technique dans le diagnostic et la thérapeutique.
Le « care » apporte dans cet exercice, l’intensité de la relation humaine « patient-médecin ».
La culture du « care », de la relation humaine, et particulièrement dans le « cure » médical, est en profonde mutation depuis ces trois dernières décennies.
Mais pour bien comprendre le présent et l’avenir, il est toujours essentiel de comprendre le passé.

Dans une perspective historique, constats actuels.

De « synthétique », holistique et humaniste, à l’époque d’Hippocrate, la médecine est devenue de plus en plus au cours du temps, « analytique », moins humaniste, pour être actuellement franchement « trans-humaniste », celle de l’homme réparé, modifié, voire augmenté .
Selon la médecine « synthétique », l’homme malade et sa maladie forment un tout organique.
Selon la médecine « analytique », la maladie est vue comme exogène au malade. Sa cause est un agent extérieur que l’on peut localiser, isoler, séparer (Bacon, Descartes, Vésale, Harvey, Claude Bernard, …).
Cette évolution s’est produite aussi bien dans le diagnostic que dans la thérapeutique; et aussi bien en chirurgie qu’en médecine.
Quant à la médecine « trans-humaniste », elle suit l’idéologie qui affirme qu’il est possible et souhaitable d’augmenter, d’accroître et de dépasser, par les seules sciences et technologies, les capacités humaines actuelles: physiques, intellectuelles: cognitives et émotionnelles, ainsi que psychiques, considérées comme un stade transitoire et rudimentaire d’un processus évolutif.
Leur techno-prophétie est :
devenir « a-mortel », c.à d. allonger indéfiniment la vie, sans en faire disparaître le terme – et faire advenir une nouvelle espèce « trans-humaniste », celle de l’homme augmenté par la technique.

Ainsi, d’une notion souvent spirituelle, le « care » est devenu sans référence à la transcendance. Quant au « cure », il devient de plus en plus technicisé.

2.1. Révolution technique actuelle du « cure » médical.

L’Intelligence Artificielle a pris, prend et prendra encore davantage de place dans le « cure ».
On entend par « intelligence artificielle », l’ensemble des théories et techniques mises en oeuvre, en vue de réaliser des machines, capables de simuler certaines fonctions procédurales de l’esprit humain.
Le « cure » médical et le « care » subissent actuellement une redoutable révolution technique.
Le médecin est actuellement confronté à un déluge numérique d’informations dépassant largement ces capacités d’absorption.
L’I.A. lui sera utile et finalement indispensable dans le processus du diagnostic, dans l’établissement du plan thérapeutique et incontournable dans le pronostic.
EN FAIT, COMMENT FONCTIONNONS NOUS EN TANT QUE MÉDECINS ?
Sur la base de données que nous récoltons, nous essayons de reconnaître un profil afin d’arriver à un diagnostic:
nous allons tout simplement confronter ce profil établi avec ceux que nous connaissons.
Quand, par la suite, nous sélectionnons une approche thérapeutique, nous avons préalablement résolu une équation mathématique à multiples variables.
Toutefois, ce nombre de variables est forcément limité par nos capacités cognitives.
Nous avons aussi dû leur attribuer un poids relatif très souvent de façon intuitive.
Grâce à sa puissance de calcul, sa vitesse et sa mémoire, reconnaître un profil est très simple pour l’I.A. .
Encore faut-il régler préalablement la problématique de la qualité des données que l’on rentre car le modèle serait totalement faussé par des données inexactes, incomplètes et inadéquates. Nous nous trouverions devant une standardisation de normes fausses.

Les structures hospitalières bénéficient également et bénéficieront davantage encore dans un court avenir, de ces outils analytiques, d’abord descriptifs, mais qui évoluent très rapidement vers des outils prédictifs.
Les autorités hospitalières auront une responsabilité majeure en matière d’investissements et en matière de gouvernance des données.

Notre métier de médecin doit s’adapter de façon constructive, à la présence de l’I.A..
De l’interrogatoire médical au chatbot médical, le médecin d’aujourd’hui doit s’adapter dans l’anamnèse. En dehors des questions standardisées posées par le chatbot, Ie médecin doit exercer ses dons d’empathie, de compréhension de chaque personne humaine, dans sa globalité et sa culture, pour fournir à l’I.A., les données exactes, afin d’obtenir de celle-ci, le diagnostic super-précis.
L’I.A. intervient dans la démarche diagnostique comprenant la récolte des symptômes cliniques, la demande, la réception et l’interprétation des examens complémentaires (examens biologiques, imagerie,…).
Elle participe au diagnostic, ainsi qu’au choix thérapeutique.

2.2. Le « cure » et le « care » sont soumis à la contrainte économique de la rentabilité hyperperformante.

Les investissements financiers par les GAFAMA (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Alphabet) et NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber), ainsi que leurs équivalents chinois, sont sans commune mesure.
Selon un rapport du Forum économique de Davos rendu public en juillet 2018, les acteurs de cette nouvelle économie représentent ensemble 5,9 billions de dollars (1 billion : mille millards).

2.3. Le « cure » médical et le « care » sont de plus en plus centrés, de façon équivoque, sur l’autonomie de la personne humaine.

The meaning of Medicine : The Human person . (2).

Si le métier de médecin a changé, change de façon accélérée aujourd’hui, et changera encore, le véritable objectif dans le temps, de la médecine, a été, est et sera la « Personne Humaine ».

3.1. Souffrance du « Je ».

Que ce soit une douleur physique, corporelle, une souffrance psychique, relationnelle ou existentielle, c’est un JE qui souffre, c’est la personne qui souffre.
Toute personne fait l’expérience de la souffrance à un moment ou un autre, parce que toute personne présente une vulnérabilité, une fragilité.
Cette fragilité attestée par la souffrance, est ontologique, c’est-à-dire inscrite dans l’être même de la personne.
Et de cette fragilité là, il faudra toujours en prendre soin et en écouter la richesse !
La fragilité de la condition humaine est aujourd’hui en face d’une techno-science performante, efficiente, dominatrice, qui nous conduit à la maîtrise, qui forge notre manière d’être, imprègne notre mentalité et nous rend dépendant d’elle.

3.2. Fragilité de la personne humaine

La fragilité humaine se manifeste comme une réalité omniprésente qui accompagne l’homme du début au terme de sa vie et qui accompagne notre société en mutation et l’explosion démographique actuelle.
Dans l’évolution quantitative des populations humaines, il y a deux grandes périodes d’expansion accélérée.
La première période de grande expansion démographique humaine, initié par la Révolution du Néolithique, l’homme passant de prédateur à celui de producteur, fit passer la population mondiale d’une dizaine de millions d’habitants à environ 250 millions, au début de notre ère; ce qui correspond à un doublement moyen de la population en 2500 ans.
La seconde période d’expansion démographique humaine correspond à l’explosion actuelle. Amorcée durant la Renaissance, elle a pour cause les révolutions scientifique et industrielle.
Vers 1600, il y avait environ 600 millions d’habitants sur la terre.
Ce chiffre a été multiplié par plus de 10 durant les 400 dernières années.
Le taux de croissance a augmenté progressivement jusqu’à un maximum, en 1970 et permettait un doublement de la population en seulement 33 ans.
Cette période de transition démographique irréversible entraine l’homme vers un mode de vie plus éloignée de celui auquel l’évolution l’avait adapté jusqu’alors.
Des nouvelles fragilités apparaissent liées au changement de structure démographique, avec une croissance continue de la proportion de personnes âgées et handicapées; liées
à la juxtaposition d’une part de pays jeunes et pauvres et d’autre part de pays riches et âgés;
à la séparation grandissante de l’homme et de la nature, qui est son milieu originel; liées
à la perte massive des croyances dans le surnaturel qui structuraient sa vie; et liées
à la découverte du fait que les nouveaux pouvoirs technologiques dont l’homme dispose se sont,
aujourd’hui, en partie, retournés contre lui.
Ces fragilités, nouvelles et perpétuellement renouvelées, attestées par la souffrance, ne sont pas simplement les symptômes d’une pathologie qui serait une maladie, un traumatisme, une infertilité, un trouble comportemental, une brisure du lien social; mais le révélateur d’une fragilité ontologique, inscrite dans l’être même de la personne humaine et qui tout le temps, demanderont du soin (care). Fragilité et soin sont comparables aux deux faces d’une médaille: la présence de l’une requérant l’intervention de l’autre.

3.3. Appel d’un « supplément d’âme ».

Face à la technique omniprésente, et aux fragilités nouvelles qui apparaissent toujours, un appel se fait entendre: celui de chercher, selon la formule prophétique d’Henri Bergson en 1932, un « supplément d’âme ». (3).
C’est dans cette voie là que la médecine doit trouver un nouveau souffle pour soigner avec le plus de résultats (outcomes) rentables, les patients d’aujourd’hui, les personnes humaines de tous les temps.
Dans notre métier médical, actuellement, il convient d’être particulièrement créatif, dans l’exercice d’accompagnement, de soin (care), de médiateur entre technique et humanité, de traducteur des capacités de l’une pour combler les attentes de l’autre.
L’être fragile est paradoxalement fort parce qu’il porte en lui une capacité d’adaptation et une intériorité fortifiante.
Le face à face technique-personne fragile appelle à une réflexion et à un comportement éthiques qui doivent se construire ensemble, selon Paul Ricoeur, avec trois visées: le bien de la personne, le bien des membres du groupe auquel elle appartient et le bien des institutions justes. (4).
Afin que la raison puisse démarrer avec sagesse, une construction éthique; trois éléments constitutifs de notre être, doivent être pris en considération:
– nous sommes des êtres responsables,
– nous sommes des êtres en relation,
– nous sommes des êtres pour les autres, pour l’autre, qui s’épanouit lui-même en étant pour l’autre; et des êtres qui ont la capacité d’être aimés.

3.4. Développer la résilience du patient.

Face à la « réalité » objective et scientifique de la « fragilité » du vivant et de l’humain, surgit la question du « sens ».
Deux réponses sont possibles: la négation de sens ou l’ouverture à un sens positif.
La négation de sens entraîne :
soit des pensées valorisant la force et toute une gamme de représentations du « surhomme », du « trans-et post-humain », menant insensiblement à des politiques eugéniques délétères; soit des pensées valorisant artificiellement et de manière automatique et superficielle, la fragilité, telles qu’elles se rencontrent dans les formes classique de dolorisme, minimisant la négativité et le tragique des conséquences de la fragilité.
L’ouverture à un sens qui peut aider la personne humaine à vivre l’expérience de la fragilité dans laquelle elle se voit immergée: handicap, maladie chronique, deuil, souffrance,… peut libérer des forces d’ « amour » qui « valorisent » la Personne Humaine et contribuent à l’évolution qualitative de la Société Humaine, autrement dit au Bien Commun.
Ce qui peut ouvrir au coeur profond de l’homme et au sens de sa vie et de sa nature, passe par un chemin qui n’est peut-être pas visible immédiatement.
Et tous ne s’y engageront pas au même moment, avec la même aisance ! Découvrir ce chemin ne se fait pas tout seul ! Il convient d’être aidé !
Progrès certain dans la prise en charge des maladies, la technicité de la médecine scientifique tend à réduire la rencontre médecin-malade, à un inventaire de performances objectives des fonctions biologiques essentielles. Cependant, le malade attend autre chose du médecin.
S’il n’est certes pas indifférent aux souffrances de son corps, à la menace qu’une maladie fait planer sur son avenir et celui de son entourage, il attend aussi du médecin qu’il lui apprenne à vivre avec la maladie, surtout si elle est chronique.
Mais alors comment aider nos malades, à développer leur résilience ?
Chez un patient, la résilience est un processus dynamique et interactif, entre lui-même, sa famille et son environnement, qui lui permet de développer une trajectoire nouvelle et épanouissante, en changeant la représentation du réel qui lui fait mal.
Pour cela, nous devons passer par l’empathie et l’écoute.
En faisant abstraction de nos pulsions et répulsions, nous pouvons nous représenter et accepter, sans jugement et avec empathie, ce que la personne nous donne à voir, à entendre, à deviner et entrer en résonance avec ses émotions.
Si nous pensons y être arrivés, nous aurons intérêt à le vérifier en le reformulant: « si j’ai bien compris, vous vouliez me dire… ».
L’empathie s’appuie naturellement sur une bonne écoute.
Écouter, c’est faire résonner la parole de l’autre, c’est lui donner toute sa consistance.
Ce n’est que dans la mesure où elle est écoutée, que la parole prend véritablement son sens.
C’est par l’écoute que nous apprendrons du patient, ce qui lui fait mal, la représentation qu’il en donne, ainsi que les richesses qu’il a pour lui faire face.
Pour que l’écoute soit fructueuse et bénéfique pour le patient, il convient de respecter son rythme.
Certaines expressions « Je me mets à votre place – Tout çà, c’est du passé; maintenant, il faut oublier – Il faut positiver ! » sont couramment utilisées pour témoigner de notre empathie envers le patient et pourtant elles peuvent, malgré une bonne intention, être délétères à l’égard de l’accueil de la souffrance du patient.
La résilience est un processus qui s’inscrit dans la durée.
Ce n’est qu’en permettant au temps de faire son oeuvre que du handicap, de la maladie, du deuil, de la souffrance, une « nouvelle » forme de vie peut naître, peut renaître.
Il faut donner du temps au temps.
Pour que l’épreuve puisse être supportable, il conviendra de la vivre jour après jour.
A chaque jour, suffit sa peine, chaque journée reçoit son lot d’épreuves, mais aussi son lot de courage pour l’affronter.
Il faut aider le patient à accueillir ce que l’aujourd’hui a à lui donner comme ressource et à abandonner, dans la confiance, le jour qui se termine.
Même dans les pires conditions, l’homme a une capacité de s’en détacher dans l’humour. Soyons réceptifs et interactifs !
Accompagner chaque patient dans son inaliénable et inviolable dignité, en adaptant la technologie performante à notre disposition, à chacun d’eux, voilà la meilleure solution au défi:
« Caring for the Person produces better outcomes »

Take home message:

. Métamorphoser le cure en y insérant un care.
. Utiliser les technologies de pointe en laissant la place à l’Humain.
. Traduire les paroles techniques en paroles humaines: Faire du médecin, un traducteur du langage scientifico-technique en langage du coeur.

Références:

1) Bernard Ars, David Doat. « Prendre soin de l’homme dans sa fragilité », in « Fragilité, dis-nous ta grandeur ! », pp.
119-175, Bernard Ars, Cerf, Paris, 2013, ISBN: 978-2-204-09966-0.
2) Bernard Ars. « The meaning of medicine : The human person », pp.1-194, Kugler Publications, The Hague, 2000, ISBN: 90-6299-183-1.
3) Henri Bergson. « Les deux sources de la morale et de la religion », pp.329-330, PUF, Paris, 2008.
4) Paul Ricoeur. « Soi-meme comme un autre », p.202, Seuil,

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