L’analgésie

II

Sur la narcose et la privation totale ou partielle de la conscience de soi

Votre deuxième question concernait la narcose et la privation totale ou partielle de la conscience de soi au regard de la morale chrétienne. Vous l’énonciez ainsi : « L’abolition complète de la sensibilité sous toutes ses formes (anesthésie générale), ou la diminution plus ou moins grande de la sensibilité douloureuse (hypo- et analgésie), s’accompagnent toujours respectivement de la disparition ou de la diminution de la conscience et des facultés intellectuelles les plus élevées (mémoire, processus d’association, facultés critiques etc.) : ces phénomènes qui rentrent dans le cadre habituel de la narcose chirurgicale et de l’analgésie pré- et post-opératoire sont-ils compatibles avec l’esprit de l’Évangile ? ».

L’Évangile rapporte qu’immédiatement avant la crucifixion, on offrit au Seigneur du vin mêlé de fiel, sans doute pour atténuer ses souffrances. Après l’avoir goûté, il ne voulut pas le boire (cf. Matth. 27, 34), parce qu’il voulait souffrir en pleine conscience, accomplissant ainsi ce qu’il avait dit à Pierre lors de l’arrestation : « Ne boirai-je pas le calice que mon Père m’a préparé ? » (Io. 18, 11). Calice si amer, que Jésus avait supplié dans l’angoisse de son âme : « Père, écarte ce calice de moi ! Mais que ta volonté se fasse et non la mienne ! » (cf. Matth. S. 39 ; Luc. 22, 42-44). L’attitude du Christ envers sa passion, telle que la révèlent ce récit et d’autres passages de l’Évangile (cf. Luc. 12, 50), permet-elle au chrétien d’accepter la narcose totale ou partielle ?

Puisque vous considérez la question sous deux aspects, Nous examinerons successivement la suppression de la douleur, et la diminution ou la suppression totale de la conscience et de l’usage des facultés supérieures.

Disparition de la douleur

La disparition de la douleur dépend, comme vous le dites, soit de la suppression de la sensibilité générale (anesthésie générale), soit d’un abaissement plus ou moins marqué de la capacité de souffrir (hypo- et analgésie). Nous avons déjà dit l’essentiel sur l’aspect moral de la suppression de la douleur ; il importe peu, au regard du jugement religieux et moral, qu’elle soit causée par une narcose ou par d’autres moyens : dans les limites indiquées elle ne soulève pas d’objection et reste compatible avec l’esprit de l’Évangile. D’autre part il ne faut pas nier ni sous-estimer le fait que l’acceptation volontaire (obligatoire ou non) de la douleur physique, même à l’occasion d’interventions chirurgicales, puisse manifester un héroïsme élevé et témoigne souvent en réalité d’une imitation héroïque de la passion du Christ. Toutefois cela ne signifie pas qu’elle en soit un élément indispensable ; dans les interventions importantes surtout, il n’est pas rare que l’anesthésie s’impose pour d’autres motifs et le chirurgien ou le patient ne pourraient s’en passer sans manquer à la prudence chrétienne. Il en va de même de l’analgésie pré- et post-opératoire.

Suppression ou diminution de la conscience et de l’usage des facultés supérieures

Vous parlez ensuite de la diminution ou de la suppression de la conscience, de l’usage des facultés supérieures, comme de phénomènes accompagnant la perte de la sensibilité. D’habitude, ce que vous voulez obtenir c’est précisément cette perte de sensibilité ; mais souvent il est impossible de la provoquer sans produire en même temps l’inconscience totale ou partielle. Hors du domaine chirurgical, cette relation est souvent inversée, non seulement en médecine, mais aussi en psychologie et dans les enquêtes criminelles. On prétend ici déterminer une baisse de la conscience et, par là, des facultés supérieures, de manière paralyser les mécanismes psychiques de contrôle, que l’homme utilise constamment pour se maîtriser et se conduire ; il s’abandonne alors sans résistance au jeu des associations d’idées, des sentiments et impulsions volitives. Les dangers d’une telle situation sont évidents ; il peut même arriver qu’on libère ainsi des poussées instinctives immorales. Ces manifestations du second stade de la narcose sont bien connues, et actuellement on s’efforce de les empêcher par l’administration préalable de narcotiques. L’arrêt des dispositifs de contrôle s’avère particulièrement dangereux quand il provoque la révélation des secrets de la vie privée, personnelle ou familiale, et de la vie sociale. Il ne suffit pas que le chirurgien et tous ses aides soient tenus non seulement au secret naturel (secretum naturale), mais aussi au secret professionnel (secretum officiale, secretum commissum) à l’égard de tout ce qui passe dans la salle d’opération. Il y a certains secrets, qui ne doivent être révélés à personne, même pas, comme le dit une formule technique : « uni viro prudenti et silentii tenaci ». Nous l’avons déjà souligné dans Notre allocution du 13 avril 1953 sur la psychologie clinique et la psychanalyse (Discours et Messages-radio, vol. XV, pag. 73). Aussi ne peut-on qu’approuver l’utilisation de narcotiques dans la médication pré-opératoire, afin d’éviter ces inconvénients.

Notons d’abord que dans le sommeil, la nature elle-même interrompt plus ou moins complètement l’activité intellectuelle Si, dans un sommeil pas trop profond, l’usage de la raison (« usus rationis ») n’est pas entièrement aboli, et que l’individu puisse encore jouir de ses facultés supérieures — ce que St Thomas d’Aquin avait déjà noté (S. Th. p. T q. 84 a. 8) —, le sommeil exclut cependant le « dominium rationis ». le pouvoir en vertu duquel la raison commande librement l’activité humaine. Il ne s’ensuit pas, si l’homme s’abandonne au sommeil, qu’il agisse contre l’ordre moral en se privant de la conscience et de la maîtrise de soi par l’usage des facultés supérieures. Mais il est certain aussi qu’il peut y avoir des cas (et il s’en présente souvent,), dans lesquels l’homme ne peut s’abandonner au sommeil, mais doit rester en possession de ses facultés supérieures, pour s’acquitter d’un devoir moral qui lui incombe. Parfois, sans y être tenu par un devoir strict, l’homme renonce au sommeil pour rendre des services non obligatoires ou pour s’imposer un renoncement en vue d’intérêts moraux supérieurs. La suppression de la conscience par le sommeil naturel n’offre donc en soi nulle difficulté ; cependant il est illicite de l’accepter, quand elle entrave l’accomplissement d’un devoir moral. Le renoncement au sommeil naturel peut être en outre dans l’ordre moral expression et mise en acte d’une tendance non obligatoire vers la perfection morale.

De l’hypnose

Mais la conscience de soi peut aussi être altérée par des moyens artificiels. Qu’on obtienne ce résultat par l’administration de narcotiques ou par l’hypnose (qu’on peut appeler un analgésique psychique), cela ne comporte aucune différence essentielle au point de vue moral. L’hypnose cependant, même considérée uniquement en elle-même, est soumise à certaines règles. Qu’il Nous soit permis à ce propos de rappeler la brève allusion à l’usage médical de l’hypnose que Nous avons faite au début de l’Allocution du 8 janvier 1956 sur l’accouchement naturel indolore (cfr. Discours et Messages-radio, vol. XVII, pag. 467).

Dans la question qui Nous occupe à présent, il s’agit d’une hypnose pratiquée par le médecin, au service d’une fin clinique, en observant les précautions que la science et l’éthique médicales requièrent tant du médecin qui l’emploie que du patient qui s’y soumet. À cette utilisation déterminée de l’hypnose s’applique le jugement moral que Nous allons formuler sur la suppression de la conscience.

Mais Nous ne voulons pas que l’on étende purement et simplement à l’hypnose en général ce que Nous disons de l’hypnose au service du médecin. Celle-ci en effet, en tant qu’objet de recherche scientifique, ne peut être étudiée par n’importe qui, mais seulement par un savant sérieux, dans les limites morales valables pour toute activité scientifique. Ce n’est pas le cas d’un cercle quelconque de laïcs ou d’ecclésiastiques, qui s’en occuperaient comme d’un sujet intéressant, à titre de pure expérience, ou même par simple passe-temps.

Sur la licéité de la suppression et de la diminution de la conscience

Pour apprécier la licéité de la suppression et de la diminution de la conscience, il faut considérer que l’action raisonnable et librement ordonnée à une fin constitue la caractéristique de l’être humain. L’individu ne pourra, par exemple, accomplir son travail quotidien, s’il reste plongé constamment dans un état crépusculaire. De plus, il est tenu de conformer toutes ses actions aux exigences de l’ordre moral. Étant donné que les dynamismes naturels et les instincts aveugles sont impuissants assurer par eux-mêmes une activité ordonnée, l’usage de la raison et des facultés supérieures s’avère indispensable, tant pour percevoir les normes précises de l’obligation, que pour les appliquer aux cas particuliers. De là découle l’obligation morale de ne pas se priver de cette conscience de soi sans vraie nécessité.

Il s’ensuit qu’on ne peut troubler la conscience ou la supprimer dans le seul but de se procurer des sensations agréables, en s’adonnant à l’ivresse et en absorbant des poisons destinés à procurer cet état, même si l’on recherche uniquement une certaine euphorie. Au delà d’une dose déterminée, ces poisons causent un trouble plus ou moins marqué de la conscience et même son obscurcissement complet. Les faits démontrent que l’abus des stupéfiants conduit à l’oubli total des exigences les plus fondamentales de la vie personnelle et familiale. Ce n’est donc pas sans raison que les pouvoirs publics interviennent pour régler la vente et l’usage de ces drogues, afin d’éviter à la société de graves dommages physiques et moraux.

La chirurgie se trouve-t-elle dans la nécessité pratique de provoquer une diminution et même une suppression totale de la conscience par la narcose ? Au point de vue technique, la réponse à cette question relève de votre compétence. Au point de vue moral, les principes formulés précédemment en réponse à votre première question s’appliquent pour l’essentiel aussi bien à la narcose qu’à la suppression de la douleur. Ce qui compte en effet pour le chirurgien en tout premier lieu, c’est la suppression de la sensation douloureuse, non celle de la conscience. Quand celle-ci reste éveillée, les sensations douloureuses violentes provoquent aisément des réactions souvent involontaires et réflexes, capables d’entraîner des complications indésirables et d’aboutir même au collapsus cardiaque mortel. Préserver l’équilibre psychique et organique, éviter qu’il ne soit violemment ébranlé, constitue pour le chirurgien comme pour le patient un objectif important, que seule la narcose permet d’obtenir. Il est à peine nécessaire de faire remarquer que, s’il fallait s’attendre à ce que d’autres interviennent d’une manière immorale pendant que le malade est inconscient, la narcose susciterait des difficultés graves, qui imposeraient des mesures adéquates.

Les enseignements de l’évangile

A ces règles de morale naturelle, l’Évangile ajoute-t-il des précisions et des exigences supplémentaires ? Si Jésus-Christ au Calvaire a refusé le vin mêlé de fiel, parce qu’il voulait en pleine conscience boire jusqu’à la lie le calice que le Père lui présentait, il s’ensuit que l’homme doit accepter et boire le calice de douleur toutes les fois que Dieu le désire. Mais il ne faudrait pas croire que Dieu le désire toutes les fois que se présente une souffrance à supporter, qu’elles qu’en soient les causes et les circonstances. Les paroles de l’Évangile et le comportement de Jésus n’indiquent pas que Dieu veuille cela de tous les hommes et à tout moment, et l’Église ne leur a nullement donné cette interprétation. Mais les faits et gestes du Seigneur gardent une signification profonde pour tous les hommes. Innombrables sont en ce monde ceux qu’oppriment des souffrances (maladies, accidents, guerres, fléaux naturels), dont ils ne peuvent adoucir l’amertume. L’exemple du Christ sur le Golgotha, son refus d’adoucir ses douleurs, leur sont une source de consolation et de force. D’ailleurs, le Seigneur a averti les siens que ce calice les attend tous. Les Apôtres, et après eux les martyrs par milliers, en ont témoigné et continuent à en témoigner glorieusement jusqu’à ce jour. Souvent toutefois l’acceptation de la souffrance sans adoucissement ne représente aucune obligation et ne répond pas à une norme de perfection. Le cas se présente régulièrement, quand existent pour cela des motifs sérieux et que circonstances n’imposent pas le contraire. On peut alors éviter la douleur, sans se mettre aucunement en contradiction avec la doctrine de l’Évangile.

Conclusion et réponse à la deuxième question

La conclusion des développements précédents peut donc se formuler ainsi : dans les limites indiquées et si l’on observe les conditions requises, la narcose entraînant une diminution ou une suppression de la conscience est permise par la morale naturelle et compatible avec l’esprit de l’Évangile.

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