L’analgésie

III

Sur l’emploi d’analgésiques chez les mourants…

Nous reste à examiner votre troisième question : « L’emploi d’analgésiques, dont l’usage émousse toujours la conscience, est-il permis en général, et pendant la période post-opératoire en particulier, même chez les moribonds et les patients en péril de mort, quand on a pour cela une indication clinique ? Est-il permis même en certains cas (porteurs de cancers inopérables, de maladies inguérissables), où l’atténuation de la douleur intolérable s’effectue probablement aux dépens de la durée de la vie, qui en est abrégée ? ».

Cette troisième question n’est au fond qu’une application des deux premières au cas spécial des mourants et à l’effet particulier d’un abrégement de la vie.

Que des mourants aient plus que d’autres l’obligation morale naturelle ou chrétienne d’accepter la douleur ou de refuser son adoucissement, cela ne ressort ni de la nature des choses ni des sources de la révélation. Mais comme, selon l’esprit de l’Évangile, la souffrance contribue à l’expiation des péchés personnel, et à l’acquisition de plus amples mérites, ceux dont la vie est en péril ont certes un motif spécial de l’accepter, car, avec la mort toute proche, cette possibilité de gagner de nouveaux mérites risque de disparaître bientôt. Mais ce motif intéresse directement le malade, non le médecin qui pratique l’analgésie, à supposer que le malade y donne son accord ou même l’ait demandé expressément. Il serait évidemment illicite de pratiquer l’anesthésie contre la volonté expresse du mourant (quand il est « sui iuris »).

Quelques précisions s’avèrent ici opportunes, car il n’est pas rare qu’on présente ce motif d’une manière incorrecte. On tente parfois de prouver que les malades et les moribonds sont obligés de supporter des douleurs physiques pour acquérir plus de mérites, en se basant sur l’invitation à la perfection, que le Seigneur adresse à tous : « Estote ergo vos per fecti, sicut et Pater vester cœlestis perfectifs est » (Matth. 5, 48) ou sur les paroles de l’Apôtre : « Haec est voluntas Dei, sanctificatio vestra » (1 Thess. 4, 3). Parfois on avance un principe de raison, selon lequel aucune indifférence ne serait permise à l’égard de l’obtention ( même graduelle et progressive) de la fin dernière, vers laquelle l’homme tend ; ou le précepte de l’amour de soi bien ordonné, qui imposerait de chercher les biens éternels dans la mesure où les circonstances de la vie quotidienne permettent de les atteindre ; ou même le premier et plus grand commandement, celui de l’amour de Dieu par-dessus tout, qui ne laisserait aucun choix dans la mise à profit des occasions concrètes offertes par la Providence. Or la croissance de l’amour de Dieu et de l’abandon à sa volonté ne procède pas des souffrances-mêmes que l’on accepte, mais de l’intention volontaire soutenue par la grâce ; cette intention, chez beaucoup de moribonds, peut s’affermir et devenir plus vive, si l’on atténue leurs souffrances, parce que celles-ci aggravent l’état de faiblesse et d’épuisement physique, entravent l’élan de l’âme et minent les forces morales, au lieu de les soutenir. Par contre la suppression de la douleur procure une détente organique et psychique, facilite la prière et rend possible un don de soi plus généreux. Si des mourants consentent à la souffrance, comme moyen d’expiation et source de mérites pour progresser dans l’amour de Dieu et l’abandon à sa volonté, qu’on ne leur impose pas d’anesthésie ; on les aidera plutôt à suivre leur voie propre. Dans le cas contraire, il ne serait pas opportun de suggérer aux mourants les considérations ascétiques énoncées plus haut, et l’on se souviendra qu’au lieu de contribuer à l’expiation et au mérite, la douleur peut aussi fournir l’occasion de nouvelles fautes.

Ajoutons quelques mots sur la suppression de la conscience de soi chez les mourants, dans la mesure où elle n’est pas motivée par la douleur. Puisque le Seigneur a voulu subir la mort en pleine conscience, le chrétien désire l’imiter en cela aussi L’Église d’ailleurs donne aux prêtres et aux fidèles un « Ordo commendationis animae », une série de prières, qui doivent aider les mourants à quitter cette terre et à entrer dans l’éternité. Mais si ces prières conservent leur valeur et leur sens, même quand on les prononce près d’un malade inconscient, elles apportent normalement à qui peut y participer lumière, consolation et force. Ainsi l’Église laisse-t-elle entendre qu’il ne faut pas, sans raisons graves, priver le mourant de la conscience de soi. Quand la nature le fait, les hommes doivent l’accepter ; mais ils ne le feront pas de leur propre initiative, à moins d’avoir pour cela de sérieux motifs. C’est d’ailleurs le vœu des intéressés eux-mêmes, lorsqu’ils ont la foi ; ils souhaitent la présence des d’un ami, d’un prêtre, pour les aider à bien mourir. Ils veulent garder la possibilité de prendre leurs dispositions ultimes, de dire une dernière prière, un dernier mot aux assistants. Les en frustrer, répugne au sentiment chrétien, et même simplement humain. L’anesthésie employée à l’approche de la mort, dans le seul but d’éviter au malade une fin consciente, serait non plus une acquisition remarquable de la thérapeutique moderne, mais une pratique vraiment regrettable.

Votre question se posait plutôt dans l’hypothèse d’une indication clinique sérieuse (par exemple, douleurs violentes, états maladifs de dépression et d’angoisse). Le mourant ne peut permettre et encore moins demander au médecin qu’il lui procure l’inconscience, si par là il se met hors d’état de satisfaire à des devoirs moraux graves, par exemple, de régler des affaires importantes, de faire son testament, de se confesser. Nous avons déjà dit que le motif de l’acquisition de plus grands mérites ne suffit pas en soi à rendre illicite l’usage de narcotiques. Pour juger de cette licéité, il faut aussi se demander si la narcose sera relativement brève (pour la nuit ou pour quelques heures) ou prolongée(avec ou sans interruption) et considérer si l’usage des facultés supérieures reviendra à certains moments, pour quelques minutes au moins ou pour quelques heures, et rendra au mourant la possibilité de faire ce que son devoir lui impose p. ex. de se réconcilier avec Dieu. Par ailleurs, un médecin consciencieux, même s’il n’est pas chrétien, ne cédera jamais aux pressions de qui voudrait, contre le gré du mourant, lui faire perdre sa lucidité, afin de l’empêcher de prendre certaines décisions.

Lorsqu’en dépit des obligations qui lui incombent, le mourant demande la narcose pour laquelle il existe des motifs sérieux, un médecin consciencieux ne s’y prêtera pas, surtout s’il est chrétien, sans l’avoir invité par lui-même ou mieux encore par l’intermédiaire d’autrui, à remplir auparavant ses devoirs. Si le malade s’y refuse obstinément et persiste à demander la narcose, le médecin peut y consentir sans se rendre coupable de collaboration formelle à la faute commise. Celle-ci, en effet, ne dépend pas de la narcose, mais de la volonté immorale du patient ; qu’on lui procure ou non l’analgésie, son comportement sera identique : il n’accomplira pas son devoir. Si la possibilité d’un repentir n’est pas excluse, on n’en possède toutefois aucune probabilité sérieuse ; et même qui sait s’il ne s’endurcira pas dans le mal ?

Mais si le mourant a rempli tous ses devoirs et reçu les derniers sacrements, si des indications médicales nettes suggèrent l’anesthésie, si l’on ne dépasse pas dans la fixation des doses la quantité permise, si l’on a mesuré soigneusement l’intensité et la durée de celle-ci et que le patient y consente, rien alors ne s’y oppose : l’anesthésie est moralement permise.

… Et chez les malades inopérables ou inguérissables

Faudrait-il y renoncer, si l’action même du narcotique abrégeait la durée de la vie ? D’abord toute forme d’euthanasie directe, c’est-à-dire l’administration de narcotique afin de provoquer ou de hâter la mort, est illicite, parce qu’on prétend alors disposer directement de la vie. C’est un des principes fondamentaux de la morale naturelle et chrétienne, que l’homme n’est pas maître et possesseur, mais seulement usufruitier de son corps et de son existence. On prétend à un droit de disposition directe, toutes les fois que l’on veut l’abrègement de la vie comme fin ou comme moyen. Dans l’hypothèse que vous envisagez il s’agit uniquement d’éviter au patient des douleurs insupportables, par exemple, en cas de cancers inopérables ou de maladie, inguérissables.

Si entre la narcose et l’abrègement de la vie n’existe aucun lien causal direct, posé par la volonté des intéressés ou par nature des choses (ce qui serait le cas, si la suppression de la douleur ne pouvait être obtenue que par l’abrègement de la vie), et si au contraire l’administration de narcotiques entraîne par elle-même deux effets distincts, d’une part le soulagement des douleurs, et d’autre part l’abrègement de la vie, elle est licite ; encore faut-il voir s’il y a entre ces deux effets une proportion raisonnable, et si les avantages de l’un compensent les inconvénients de l’autre. Il importe aussi d’abord de se demander si l’état actuel de la science ne permet pas d’obtenir le même résultat, en employant d’autres moyens, puis de ne pas dépasser, dans l’utilisation du narcotique, les limites de ce qui est pratiquement nécessaire.

Conclusion et réponse à la troisième question

En résumé, vous Nous demandez : « La suppression de la douleur et de la conscience par le moyen des narcotiques (lorsqu’elle est réclamée par une indication médicale), est-elle permise par la religion et la morale au médecin et au patient (même à l’approche de la mort et si l’on prévoit que l’emploi des narcotiques abrègera la vie) ? ». Il faudra répondre : « S’il n’existe pas d’autres moyens et si, dans les circonstances données, cela n’empêche pas l’accomplissement d’autres devoirs religieux et moraux : Oui ».

Comme Nous l’avons déjà expliqué, l’idéal de l’héroïsme chrétien n’impose pas, au moins d’une manière générale, le refus d’une narcose justifiée par ailleurs, pas même à l’approche de la mort ; tout dépend des circonstances concrètes. La résolution plus parfaite et plus héroïque peut se trouver aussi bien dans l’acceptation que dans le refus.

Exhortation finale

Nous osons espérer que ces considérations sur l’analgésie, envisagée du point de vue moral et religieux, vous aideront à vous acquitter de vos devoirs professionnels avec un sens encore plus aigu de vos responsabilités. Vous désirez rester entièrement fidèles aux exigences de votre foi chrétienne et y conformer en tout votre activité. Mais bien loin de concevoir ces exigences comme des restrictions, ou des entraves à votre liberté et à votre initiative, voyez-y plutôt l’appel à une vie infiniment plus haute et plus belle, qui ne se peut conquérir sans efforts ni renoncements, mais dont la plénitude et la joie sont déjà sensibles ici-bas pour qui sait entrer en communion avec la personne du Christ vivant dans son Église, l’animant de son Esprit, répandant en tous ses membres son amour rédempteur qui seul triomphera définitivement de la souffrance et de la mort.

Afin que le Seigneur vous comble de ses dons, Nous l’implorons pour vous-mêmes, pour vos familles et vos collaborateurs et, de tout cœur, Nous vous accordons Notre paternelle Bénédiction Apostolique.

*Discours et Messages-radio de S. S. Pie XII, XVIII,
Dix-huitième année de Pontificat, 2 mars 1956 – 1er mars 1957, pp. 779 – 799

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